Par un arrêt du 27 mai 2020, le Conseil d’Etat pose le principe selon lequel l’irrégularité de l’offre d’un candidat évincé ne l’empêche pas de mettre en cause le caractère irrégulier de l’offre de l’attributaire au juge des référés ou au juge de pleine juridiction.
En l’espèce, une société s’est portée candidate pour un accord-cadre lancé par la collectivité territoriale de Martinique. A l’issue de la procédure, un seul lot lui a été attribué sur les neufs lots. Cette société, évincée des procédures afférentes à ces huit lots, a, dès lors, demandé au juge des référés du TA de la Martinique, l’annulation de ces procédures, dans le cadre du référé pré-contractuel, et à titre subsidiaire, du référé contractuel. Le 30 septembre 2019, le juge des référés a rendu une ordonnance rejetant sa demande. Elle se pourvoit alors en cassation.
Devant la Haute juridiction, la société requérante a invoqué, en premier lieu, le non-respect de l’obligation de suspension de la signature du marché public à compter de la notification de son référé pré-contractuel ; en second lieu, le choix de l’offre d’un candidat attributaire de plusieurs lots suspectée d’être anormalement basse ; et enfin, l’irrégularité de l’offre de l’attributaire d’un autre lot.
Un candidat évincé peut-il se prévaloir de l’irrégularité de l’offre du candidat attributaire, alors même que son offre est-elle aussi irrégulière ?
En raison de la signature précipitée du contrat malgré la notification au pouvoir adjudicateur d’un recours en référé pré-contractuel, et conformément à l’article l’article R. 551-1 du code de justice administrative, le Conseil d’Etat a d’abord jugé que le juge des référés aurait dû prononcer l’une des sanctions prévues à l’article L. 551-20 du CJA, soit l’annulation de la procédure, la résiliation du contrat, la prononciation d’une pénalité financière ou la réduction de la durée du marché.
En revanche, le Conseil d’Etat a confirmé la position du juge des référés sur l’absence de qualification d’offre anormalement basse d’un des attributaires.
Mais ce qui doit être retenu, c’est que le Conseil d’Etat affirme qu’un candidat évincé en raison de l’irrégularité de son offre peut se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire. En estimant le contraire, le Conseil d’Etat a déclaré que le juge des référés avait commis une erreur de droit.
Un revirement de jurisprudence de la Haute juridiction
Pour rappel, le Conseil d’Etat s’était auparavant illustré par le fameux arrêt SMIRGEOMES (CE, 3 octobre 2008, req n° 305420) dans lequel la Haute juridiction soumet les moyens invocables par les candidats évincés à une condition de lésion : autrement dit, les manquements aux obligations de publicité et de concurrence reprochés au pouvoir adjudicateur doivent être susceptibles de léser les intérêts du candidat évincé.
Dans la continuité, le Conseil d’Etat a ensuite affirmé que le choix du pouvoir adjudicateur de retenir une offre qui devait être déclarée comme irrégulière, et donc être écartée, peut être susceptible de léser le candidat évincé, à moins que ce dernier ait lui aussi déposé une offre irrégulière, inacceptable ou inappropriée (Conseil d’Etat, 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres et a, req. n° 354652)
Par cet arrêt du 27 mai 2020, la Haute juridiction a donc opéré un revirement de jurisprudence, au regard de ce dernier arrêt. Pour autant, la jurisprudence SMIRGEOMES est toujours d’actualité puisqu’il est considéré que le candidat évincé en raison d’une offre irrégulière est susceptible d’être lésé par ce choix contesté du pouvoir adjudicateur de retenir une offre irrégulière au lieu de l’écarter.
Un alignement sur la jurisprudence européenne
Ainsi, le candidat évincé dispose d’un intérêt légitime à l’exclusion d’un concurrent en raison d’une offre irrégulière afin d’obtenir le marché à l’issue de la même procédure, ou, si toutes leurs offres ont été écartées, dans le cadre d’une nouvelle procédure à laquelle ils pourraient participer. C’est la position de la Cour de Justice Européenne (CJUE) désormais admise par le Conseil d’Etat (CJUE, 5 avril 2016, Puligienica Facility Esco Spa ; CJUE, 4 juillet 2013, Fastweb ; CJUE, 5 septembre 2019, Lombardi).
Par conséquent, le moyen selon lequel l’offre du candidat attributaire aurait dû être écartée en raison de son irrégularité ne peut être déclaré comme irrecevable du fait de l’irrégularité de l’offre du candidat évincé, l’auteur du recours.